Robert Badinter est mort. C’est une figure évocatrice pour plus d’une génération de juristes qui s’en est allée dans la nuit du 8 au 9 février dernier. Grand Homme de loi, il parait aujourd’hui difficile d’aborder une discipline du droit qui lui serait restée étrangère. Pour la mémoire collective, il restera celui qui a porté le projet d’abolition de la peine de mort sur les tribunes des assemblées, en 1981. Il est une personnalité qui ne peut laisser indifférent tant il a su incarner ses combats. Y a-t-il eu ministre de la Justice de la Vème République plus exécré que lui ? Assurément pas. Mais quel autre garde des sceaux suscite aujourd’hui autant d’admiration et d’inspiration ? Indiscutablement aucun. Cette dichotomie n’est que le fruit des combats menés avec tout l’engagement et la vigueur qui étaient les siens : salutaires et honorables pour les uns ; délétères et pernicieux pour les autres.

« Votre nom devra s’inscrire au Panthéon ». La formule du Président de la République, prononcée en conclusion de son hommage à Robert Badinter, semble marquer le tournant des esprits en faveur de la reconnaissance du travail mené durant toutes ces années, au profit de l’intérêt général.

Ce serait une entreprise bien audacieuse – presque périlleuse – que de prétendre analyser l’ensemble des contributions de Robert Badinter à l’évolution de notre droit. Son œuvre pourrait donner le vertige à bien des égards.

D’une part, par la diversité des matières traitées. S’intéressant tant au droit constitutionnel qu’au droit international et européen, tant au droit pénal qu’au droit civil, tant à l’histoire du droit qu’aux réformes d’avenir, Robert Badinter apparaît comme un juriste « touche-à-tout ». Une étude précise de ses travaux nécessiterait donc la mobilisation de connaissances poussées dans des domaines variés que seul un travail collaboratif pourrait mener à bien.

D’autre part, par le nombre de fonctions exercées. Nous le savions avocat, ministre de la Justice, président du Conseil constitutionnel, mais moins de personnes ne le connaissaient professeur de droit (c’était pourtant sa vocation première), sénateur, président d’organes internationaux[1] ou encore consultant juridique au sein d’un cabinet, créé avec d’autres professeurs de droit. Comment mesurer avec précision sa contribution à l’évolution du droit dans chacune de ses missions ? Impossible de savoir, par exemple, quelle influence ont eu sa force de conviction et sa connaissance poussée du droit sur telle ou telle décisions rendues par le Conseil constitutionnel, lorsqu’il le présidait. De la même manière qu’il semble difficile d’étudier plus de seize ans de vie parlementaire, avec son lot d’amendements, de débats et de négociations.

Ces contraintes conduisent à limiter la portée de cet article aux travaux les plus connus, les plus emblématiques, ceux que Robert Badinter a notamment incarné lorsqu’il était ministre de la Justice. Elles conduisent également à restreindre l’analyse au domaine du droit qui est le nôtre : le droit pénal. Ces contraintes conduisent enfin à exclure l’exhaustivité au profit d’un appel à la contribution, pour étoffer cette étude de l’héritage des travaux de Robert Badinter en droit pénal français.

BIOGRAPHIE – Robert Badinter est né le 30 mars 1928 à Paris au sein d’une famille juive de Bessarabie. Ses parents, Simon et Charlotte Badinter, sont naturalisé la même année, quelques mois avant sa naissance. Ils sont très attachés aux valeurs du pays de « l’affaire Dreyfus », dans laquelle de grands esprits se sont levés pour faire barrage à l’antisémitisme et à l’injustice. Robert Badinter se construit dans un climat de montée de l’antisémitisme en Europe. Sa grand-mère décède durant l’occupation alors que la famille Badinter tente de fuir la répression nazie. Son père est arrêté sous ses yeux par la Gestapo en 1943, lors de la rafle de la rue Sainte-Catherine, à Lyon. Il sera déporté au camp de Drancy puis à celui de Sobibor, où il sera exterminé. Son oncle maternel connaîtra le même sort au tristement célèbre camp d’Auschwitz. La famille Badinter, trouvera refuge sous de faux papiers dans la commune de Cognin, en Savoie, jusqu’en 1944. Après avoir effectué des études en France et aux Etats-Unis, Robert Badinter s’inscrit au Barreau de Paris en 1951. Il débute sa carrière auprès de Maître Henry Torrès. L’année suivante, il obtient un Doctorat à la faculté de droit de Paris[2]. C’est en 1965 qu’il réussit l’agrégation en droit privé ce qui restera l’une de ses plus grandes fiertés. En 1981, est nommé Ministre de la Justice, son plus grand combat sera l’abolition la peine de mort qu’il fait voter la même année. En 1986 il est nommé Président du Conseil constitutionnel. Lors de sa prise de fonction il prononcera cette phrase emblématique : « Monsieur François Mitterrand, mon ami, merci de me nommer Président du Conseil Constitutionnel, mais sachez que, dès cet instant, envers vous, j’ai un devoir d’ingratitude »[3]. De 1995 à 2011 il sera élu sénateur des Hauts-de-Seine. Robert Badinter est mort dans la nuit du 8 au 9 février 2024, à l’aube de ses 96 ans.

Il conviendra d’étudier les travaux de Robert Badinter en matière pénale sous quatre angles : tout d’abord par celui du droit de la peine (I), ensuite par celui du droit pénal substantiel (II). Il conviendra enfin d’aborder le droit pénal international et européen (IV) après avoir étudié les réformes en procédure pénale (III).

I. Le droit de la peine

C’est probablement en ce domaine que Robert Badinter aura le plus réformé. Il portera l’abolition de la peine de mort jusqu’à son terme en refusant toute négociation sur d’éventuelles exceptions ou peines de substitution (A). Mais Robert Badinter a longtemps lutté en faveur de conditions de détention plus dignes, favorisant la réinsertion (B).

– Le chemin de l’abolition de la peine de mort

C’est le combat de sa vie. Robert Badinter s’est toujours montré hostile à la peine de mort. Passionné de littérature, il est sensible à la plume des plus grands abolitionnistes de l’Histoire. Cesare Beccaria et Nicolas de Condorcet ont sans aucun doute forgé sa conviction. Mais il est un auteur, grand défenseur de l’abolition, qui occupera une place tout à fait particulière dans la vie de Robert Badinter, c’est Victor Hugo.[4] 

« Mettez le juge dans un plateau, placez le bourreau dans l’autre, pesez la justice humaine, et dites-moi ce que vous pensez de la peine de mort »[5]Victor HUGO

L’année 1972 va marquer un tournant dans la vie Robert Badinter et dans son rapport à la peine de mort. Dans l’affaire dite de « la prise d’otage de Clairvaux », Robert Badinter est appelé pour défendre Roger Bontems qui avait entrepris de s’échapper de la maison centrale de Clairvaux, avec un autre détenu, Claude Buffet. Leur tentative d’évasion causera la mort de deux otages. L’instruction ainsi que l’audience devant la Cour d’Assises de Troyes attestent que Roger Bontems n’a tué aucun des deux otages, mais en tant que complice, il encoure les mêmes peines que l’auteur principal, Claude Buffet.[6]

Le verdict tombe, et c’est sous les applaudissements et les bravos du fond de la salle d’audience et des abords du palais de justice que les deux hommes sont condamnés à mort. « La foule hurlait de joie et de haine mêlées. Je me retournai vers Bontems. Je l’empoignai et lui dis à voix contenue, avec toute la force que je pouvais avoir : «  Bontems, vous serez gracié. Ils ont reconnu que vous n’avez pas tué. Vous serez gracié. C’est sûr. Le président de la République vous graciera«  ».[7]

– Le droit de grâce : le pouce présidentiel

Aux termes de l’article 17 ancien de la Constitution du 4 octobre 1958, « le président de la République a le droit de faire grâce ». Depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 ce droit est limité aux grâces individuelles.[8]

Selon Jean Bodin, la grâce constitue l’une des premières marques de la souveraineté.[9] Dès lors, cette prérogative accordée au président de la République peut sembler surprenante dans une démocratie tant elle évoque l’imperium principis sous les régimes monarchiques. En d’autres termes, s’il existe « une liaison structurelle entre monarchie et droit de grâce »[10] – la Chancellerie a d’ailleurs un Bureau des grâces depuis 1304 – cette prérogative détonne dans une démocratie.

Plusieurs arguments au maintien du droit de grâce dans notre régime actuel peuvent être apportés, notamment par l’histoire du droit. Il sera retenu, à titre d’exemple, celui selon lequel le président de la République, qui est élu par le peuple souverain, doit pouvoir mettre fin à une injustice criante. C’est ainsi qu’en 1899, après avoir été condamné à deux reprises, Alfred Dreyfus sera gracié par le président de la République de l’époque : Émile Loubet. Cet argument semble néanmoins peu convaincant dans notre système juridique actuel dans lequel la justice est rendue « au nom du peuple français » et, dans le cas des Cours d’Assises, par le peuple français lui-même.

Alors, bien entendu, le droit de grâce est à l’avantage du condamné : il lui offre une issue supplémentaire pour sortir d’une situation d’injustice. Mais ce qui est particulièrement insatisfaisant avec le droit de grâce, c’est qu’il est foncièrement aléatoire et dangereusement arbitraire. En effet, un système politico-judiciaire dans lequel la peine de mort est instaurée et le droit de grâce accordé à une personne déterminée, fait naître, par la force des choses, un droit de vie ou de mort d’un individu sur un autre. Le sort des condamnés dépend donc entièrement de la volonté d’une personne à laquelle la Cour d’Assises ouvre l’alternative de laisser vivre ou de faire mourir. D’une majorité à une autre ou d’une personnalité à une autre, un condamné à mort peut voir sa tête sauvée ou sa tête tranchée. Cela est difficilement acceptable dans une démocratie comme la nôtre.

ACTUALITE – Dans une tribune rédigée en 2021, Robert Badinter critique l’utilisation déraisonnée du droit de grâce par Donald Trump, sur la fin de son mandat, à partir de l’annonce des résultats qui lui avait été défavorables : « pour lui et ses amis, une pluie de grâces présidentielles a interdit les poursuites ou effacé les condamnations. Pour les misérables qui peuplaient les couloirs de la mort dans les pénitenciers fédéraux, l’exécution capitale ».[11] Cette article illustre parfaitement les possibilités de dérives du droit de grâce dans un système qui pratique la peine de mort.

Pour Roger Bontems, les signaux lui semblaient plutôt favorables. En effet, en plus de trois ans de mandat, Georges Pompidou, alors président de la République, avait toujours refusé l’échafaud. Comment pourrait-il aujourd’hui refuser de gracier un condamné qui n’a pas directement donné la mort ?

Robert Badinter et Philippe Lemaire se rendent donc au Palais de l’Elysée pour leur ultime plaidoirie : « Maîtres, vous avez une demi-heure, je vous écoute ». Les deux avocats défendent ardemment la tête de leur client. Ils ressortent plus inquiets qu’ils n’étaient entrés, « ce n’est pas joué » lance Philippe Lemaire à Robert Badinter l’issue de l’entrevue. Une inlassable attente commence. Puis vint le verdict : la grâce présidentielle est refusée, Bontems et Buffet seront guillotinés.

– L’exécution (extrait d’un passage du livre de Robert Badinter, L’Exécution, paru en 1973)

« A trois heures, le réveil sonna. J’étais allongé dans l’obscurité, ma femme près de moi. Nous nous taisons, depuis longtemps. Je me levai. J’usai les minutes à des préparatifs, à des gestes apaisants de ménagère. Je fis couler un bain brûlant, je mis de l’eau sur le feu. Je me rasais longuement. Je choisis avec soin un complet sombre, une chemise pâle, une cravate unie. C’était dérisoire, et cependant, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il fallait faire honneur à Bontems, qu’il fallait s’habiller avec respect pour voir un homme mourir, que c’était une politesse nécessaire. Je me demandai un instant si on allait lui rendre son pantalon, sa chemise, pour qu’il aille à la mort dans ses vêtements, et non dans le hideux costume pénitentiaire. […] Nous arrivâmes. La rue de la Santé était barrée des deux côtés par des policiers. […] Nous pénétrâmes comme d’habitude par la petite porte sur le côté, par où passent les avocats, les visiteurs. J’avais gardé mon laissez-passer à la main. Quelques mètres encore, une autre porte à franchir. J’entrai dans la cour. La guillotine était là. Je ne m’attendais pas à la trouver tout de suite devant moi. Je m’étais imaginé qu’elle serait cachée quelque part, dans une cour retirée. Mais c’était bien elle, telle que je l’avais vue, comme chacun de nous, sur tant de vieilles photographies et d’estampes. […] Tout était silencieux. Je me retournai. Il y avait là des gardiens, des policiers, des gendarmes et le bourreau qui avait gardé son chapeau sur la tête. […] Je les regardai. Tous, et sans doute moi aussi, montraient une sorte de rictus. La lumière électrique durcissait encore leurs traits. Ils avaient tous, à cet instant, des gueules d’assassins. Seuls le prêtre et Bontems, qui recevait l’absolution, avaient encore des visages d’hommes. Le crime avait, physiquement, changé de camp. […] Le bourreau s’approcha. Bontemps lui appartenait enfin. Les aides, en bleu de chauffe, entourèrent Bontems. Il fut assis sur la chaise, ligoté, redressé, on tirait sur les liens à coups secs. Philippe lui parlait, il hochait la tête. Il fut empoigné. Philippe l’étreignait, je l’embrassai à mon tour. Déjà on l’entraînait. Je tendis la main vers lui, vers cette épaule nue, mais il était happé, emporté. La porte s’ouvrit. Philippe laissa échapper une plainte, la seule. Je me détournai. Nous entendîmes le claquement sec de la lame sur le butoir. C’était fini. »[12]

Cette expérience, qui achève le procès de « la prise d’otage de Clairvaux », constitue un bouleversement qui conduira Robert Badinter à prendre « activement part, désormais, aux conférences organisées en faveur de l’abolition ».[13]

– Le procès de Patrick Henry

La peine de mort perd son premier combat face à Robert Badinter en 1977, lors du procès de Patrick Henry. Ce dernier comparait devant la Cour d’Assises de Troyes – celle-là même qui avait condamné Bontems à mort quelques années plus tôt – pour l’enlèvement et l’assassinat du petit Philippe Bertrand, alors âgé de sept ans. Robert Badinter décide d’en faire le procès de la peine de mort. Patrick Henry sera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

Robert Badinter ne fut pas le premier à vouloir faire d’un procès celui de la peine de mort. Maître Paul Lombard avait déjà transformé sa plaidoirie dans le procès de Christian Ranucci en remarquable réquisitoire contre la peine de mort.[14] Cela n’aura pas suffi, Christian Ranucci sera guillotiné le 28 juillet 1976, à l’âge de 22 ans. Encore aujourd’hui, le doute sur sa culpabilité subsiste, c’est en tout cas ce que soutiendra Maître Paul Lombard jusqu’au bout. Innocent ou coupable, cela illustre parfaitement le caractère dangereusement irréversible de la peine de mort en cas d’erreur judiciaire.

– L’abolition « pure, simple et définitive »[15] de la peine de mort

Le combat pour l’abolition de la peine de mort prend une nouvelle tournure avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand qui s’était engagé à le mener à terme s’il était élu. « Dans le for de ma conscience, je suis contre la peine de mort » avait-il affirmé dans l’entre-deux tours, sur les conseils de Robert Badinter.[16]

Alors nommé ministre de la Justice, c’est le 17 septembre 1981 que Robert Badinter se dirige à la tribune de l’Assemblée Nationale pour présenter son projet de loi visant à abolir la peine capitale. Il se lance : « j’ai l’honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée Nationale, l’abolition de la peine de mort en France ». Dans son discours, aujourd’hui resté mémorable, Robert Badinter avance un à un les arguments soigneusement préparés et méticuleusement articulés.[17] Il insiste notamment sur la faillibilité de la justice qui fait obstacle à toute certitude dans le prononcé de la peine. Il met également en balance d’un côté l’inhumanité de la peine de mort et de l’autre, l’inefficacité de cette peine dans la dissuasion de la criminalité sanglante.[18]

Robert Badinter refuse également toute exception apportée au principe de l’abolition ou tout autre peine de substitution telle que la perpétuité « perpétuelle ». Il dénonce dans ces mesures une forme de « populisme pénal » auquel il s’est toujours refusé de céder, rappelant la formule de Victor Hugo : « on ne doit jamais retirer à un être humain sa vie, ni la possibilité de devenir meilleur. La possibilité de devenir meilleur, c’est un droit sacré ». C’est ici toute la question de la réinsertion. Par ailleurs, Robert Badinter soulève le danger que représenterait l’instauration d’une perpétuité réelle pour la sécurité des surveillants pénitentiaires qui seraient confrontés à des êtres désespérés.

ACTUALITE – A la suite du décès de Robert Badinter, Jordan Bardella, président du Rassemblement National, à relancer le débat sur ce sujet en se disant « favorable » à une perpétuité réelle, tout en affirmant être « opposé à la peine de mort ».[19] Toutefois, si la Cour européenne des droits de l’Homme ne considère pas que la peine de réclusion criminelle à perpétuité soit, en elle-même, contraire à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales relatif aux traitements inhumains ou dégradants ; c’est à la condition qu’un réexamen en vue d’un aménagement de peine soit ouvert. En droit français, l’article 720-4 alinéa 3 du Code de procédure pénale permet à une personne condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité de bénéficier des aménagements de peines prévus à l’article 132-23 du Code pénal, au bout de trente ans. Ce réexamen, intervenant à l’issue de ce qu’on appelle la période de sûreté, est suffisant, selon la Cour, pour considérer que la peine est compressible aux fins de la Convention.[20] Il en résulte que la mesure proposée par Jordan Bardella serait inconventionnelle si elle devait être instaurée dans notre droit, et pourrait entraîner, à ce titre, la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme. Ce n’est pas sans rapport avec les avancées obtenues par Robert Badinter, nous y reviendrons.

– Rendre irréversible l’abolition

Avant de quitter la Chancellerie face à la défaite électorale aux législatives qui s’annonce, Robert Badinter a pour préoccupation première de rendre irréversible l’abolition de la peine de mort. En effet, la loi du 9 octobre 1981[21] pourrait parfaitement être abrogée par une nouvelle majorité.

Or, à la suite du travail de Christian Broda, alors ministre de la Justice autrichien, le Conseil de l’Europe adopta le Protocole n°6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentale. Ce protocole, qui fait obstacle à l’utilisation de la peine de mort en temps de paix, est signé par la France en 1984. Pour qu’il puisse produire ses effets, en renforçant ainsi significativement l’abolition de la peine de mort, il faut le faire ratifier par le Parlement.

Toutefois, la question de la compatibilité de ce Protocole à l’article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958 se pose. En d’autres termes, la question est de savoir si un tel protocole pouvait faire obstacle à l’utilisation de la peine de mort, par le Président de la République, investi des pleins pouvoirs conférés par l’article 16 de la Constitution. Dans une décision du 22 mai 1985, le Conseil constitutionnel saisi par le Président de la République, déclare le Protocole n°6 conforme à la Constitution.[22] La ratification du Protocole n°6 est adoptée par l’Assemblée Nationale le 20 décembre 1985 après que le Sénat l’ait rejeté en troisième lecture. Ce moment marque la dernière apparition de Robert Badinter à la tribune de l’Assemblée Nationale. La loi autorisant la ratification est promulguée le 31 décembre 1981[23] et le dépôt des instruments de ratification intervient le 22 février 1986.

La réforme constitutionnelle du 23 février 2007[24], insère un nouvel article 66-1 dans la Constitution du 4 octobre 1958 selon lequel « nul ne peut être condamné à mort ». Aujourd’hui, l’abolition de la peine de mort est donc protégée par des textes supra-législatifs, tant sur le plan conventionnel que constitutionnel.

– Des conditions de détention dignes

Le constat de départ, réalisé par Robert Badinter, est simple : « avec le temps, ma connaissance du monde carcéral s’est approfondie, j’ai ressenti plus intensément son isolement, sa marginalisation, son caractère d’archipel oublié. J’ai mesuré l’indifférence profonde de la société française à l’état des prisons et au sort de ceux qui y vivent ou qui y travaillent ». L’indifférence revêt donc un double aspect : elle concerne tant les conditions de vie des détenus que celles de travail des agents de l’administration pénitentiaire. L’archaïsme, parfois indigne, de certains établissements, en témoigne. Si Robert Badinter ne partage pas « l’utopie de l’abolition prochaine de la prison », il en mesure néanmoins « les effets nocifs de celle-ci ». La prison ne devrait donc plus être comme une banale sanction de la Justice, « mais comme un ultime recours quand toutes les autres peines envisageables ont échoué ». Ainsi faut-il, parallèlement, limiter le recours à la détention provisoire aux cas dans lesquels aucune autre mesure de contrôle judiciaire ne semble possible. « Bref, il faut rendre la prison exceptionnelle ».[25]

Toutefois, l’insuffisance criante de ressources et les résistances administratives et syndicales sont de véritables obstacles à l’établissement d’une nouvelle politique carcérale, tournée davantage vers la réinsertion. Toute réforme est vouée à l’échec sans de véritables mesures quant au statut et aux conditions de travail des personnels de l’administration pénitentiaire. C’est pourquoi, des augmentations de rémunération et d’effectifs sont d’abord adoptées ainsi que le renouvellement des tenues des surveillants. [26]

Mais ce qui prime aux yeux de Robert Badinter, c’est « l’humanisation de la condition des détenus », malgré une opinion publique réticente, pour laquelle « le vieux mythe de la prison quatre étoiles demeure vivace ».[27] Dans cette perspective, un décret est adopté le 26 janvier 1983 afin de modifier un certain nombre de dispositions du Code de procédure pénale concernant la détention.[28] L’article D.61 du Code de procédure pénale supprime le costume pénal pour permettre aux détenus de s’habiller avec leurs vêtements personnels. Ce décret permet également la mise en place de parloirs libres, c’est-à-dire sans séparation ni hygiaphone entre le détenu et le visiteur, ou encore la possibilité pour les détenus de décorer leur cellule. Toute restriction à la correspondance est supprimée afin de maintenir les relations familiales, facteur essentiel de la réinsertion. Par ailleurs, l’article D.417 du Code de procédure pénale, tel que modifié par le décret, consacre un droit pour les détenus de téléphoner une fois par mois à leur famille.

L’une des priorités est également de mettre un terme à la médecine dite « pénitentiaire » afin de soumettre les détenus à un traitement médical qui soit similaire à celui pratiqué à l’extérieur. Ainsi, un décret du 30 janvier 1984 plaça l’ensemble des prisons sous le contrôle du ministère de la Santé, en abrogeant l’Inspection médicale des prisons au profit de l’Inspection générale des affaires sociales. La question de la sexualité au sein des établissements pénitentiaires n’est pas exclue des réflexions de la Chancellerie. Déjà, en Suède, des studios permettant aux détenus de recevoir leur famille, le temps d’un week-end voient le jour. En France, ce que l’on appellera les unités de vie familiale (UVF) ne se concrétiseront qu’un quart de siècle plus tard, en 2003.[29]

La loi du 9 juillet 1984, encadre plus strictement la procédure du placement en détention provisoire, notamment par l’instauration de débats contradictoires.[30] Cette loi fixe également une durée maximale d’un an de détention provisoire en matière correctionnelle, sauf cas exceptionnel.[31]

II. Le droit pénal substantiel

Les nombreuses réformes portées par Robert Badinter ont contribué à modifier, en substance, notre droit pénal. Parmi l’ensemble de cette œuvre, deux combats semblent se démarquer par l’importance que Robert Badinter leur accordait : d’une part, l’abolition du délit d’homosexualité et, d’autre part, la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme.

– L’abolition du délit d’homosexualité

C’est en 1791 que le crime de sodomie est aboli. Pourtant, le Régime de Vichy marque un recul considérable en la matière en modifiant l’article 334 de l’ancien Code pénal et en punissant « d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 200 à 60.000 francs quiconque aura […] pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de moins de vingt et un ans ».[32] A la libération, cette incrimination est re numérotée à l’article 331 du Code pénal parmi les attentats à la pudeur sans violence.[33] Dans une décision du 19 décembre 1980, le Conseil constitutionnel estime que l’alinéa 2 de l’article 331 du Code pénal qui prévoit « une sanction pénale à l’encontre de la personne qui aura commis un acte impudique ou contre nature avec un mineur de dix-huit ans lorsqu’il appartient au même sexe », ne contrevient pas au principe d’égalité devant la loi pénale en ce que la loi relative à la répression des attentats aux mœurs peut « sans méconnaitre le principe d’égalité, distinguer, pour la protection des mineurs, les actes accomplis entre personnes du même sexe de ceux accomplis entre personnes de sexe différent ».[34]

Il en résulte que le même acte, commis dans les mêmes circonstances, par des personnes consentantes, constituait une infraction pour les personnes homosexuelles tandis qu’il était parfaitement licite pour les personnes hétérosexuelles. Il y avait là une discrimination sur le fondement de l’orientation sexuelle, consacrée légalement dans le Code pénal, et approuvée par le Conseil constitutionnel. C’est à cette situation que Robert Badinter, ainsi que la députée Gisèle Halimi, ont entendu mettre un terme par la loi du 4 août 1982.

Aujourd’hui, les valeurs sociales se sont inversées, et c’est l’homophobie qui est, par différents mécanismes juridiques, sanctionnée dans le Code pénal. Tout d’abord, l’article 132-77 du Code pénal pose un dispositif général d’aggravation des peines applicables aux crimes et délits commis à raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre vraie ou supposée de la victime.[35] Par ailleurs, les articles 225-4-13 et du Code pénal et L.4163-11 du Code de la santé publique punissent de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende « les pratiques, les comportements ou les propos répétés » ou encore « le fait de donner des consultations ou de prescrire des traitements en prétendant pouvoir modifier ou réprimer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée ». Les discriminations, de manière générale, fondées sur l’orientation sexuelle sont également réprimées aux articles 225-1 et 432-7 du Code pénal. L’homophobie peut enfin être sanctionnée par les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 qui sanctionnent les diffamations publiques (article 32 alinéa 2), provocations publiques à la haine, à la violence ou à la discrimination (article 24 alinéa 8) et les injures publique (article 33 alinéa 3).[36]

– La lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme

Il aurait été difficile de ne pas aborder ces thématiques tant Robert Badinter a lutté contre ces deux fléaux, tant il était animé par le combat de la mémoire. Certes, il n’est pas à l’initiative de la loi Gayssot de 1990 qui vise à réprimer les actes racistes, antisémites, xénophobe et le négationnisme, mais il a contribué largement au respect de ce devoir de mémoire.

A cet égard, la loi du 11 juillet 1985 tendant à la constitution d’archives audiovisuelles de la justice est particulièrement importante. Cette loi est adoptée à la suite de l’arrestation de Klaus Barbie et du constat d’un manque d’archives audiovisuelles de la Justice, pour les grands procès de l’Histoire. N’aurait-il pas été intéressant, par exemple, d’entendre la voix de Léon Blum au procès de Philippe Pétain ? 

Il semble pertinent à ce stade de rappeler que l’ordre, ayant permis l’exécution de la rafle de la rue Sainte Catherine, celle-là même qui entraînera l’arrestation puis la déportation de Simon, le père de Robert Badinter, avait été signé par Klaus Barbie. Ce dernier en était donc l’instigateur. La famille Badinter ne se constitua pas partie civile. Néanmoins, en guise de symbole, Robert Badinter demanda à ce qu’à son arrivé en France, Klaus Barbie soit incarcéré au fort de Montluc, à cette « prison militaire où avaient été détenus et torturés résistants et juifs ».[37]

Cette loi de 1985 permettra d’enregistrer de grands procès historiques, en particulier ceux ayant un lien avec l’antisémitisme ou le négationnisme. Elle sera mise en œuvre pour la première fois au procès de Klaus Barbie en 1987 puis, quelques années plus tard pour les procès de Paul Touvier en 1994 et de Maurice Papon en 1998. Enfin, la loi du 11 juillet 1985 permettra une nouvelle fois la captation d’image dans l’affaire Badinter-Faurisson. En effet, en 2007, Robert Badinter comparait devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour diffamation envers Robert Faurisson, condamné à de nombreuses reprises pour négationnisme, qu’il avait traité de « faussaire de l’histoire » dans une émission télévisée. Lors de cette audience filmée, Robert Badinter, qui retrace l’histoire de sa famille, persiste et signe : « pour qu’il n’y ait aucune équivoque, que les choses soient claires : pour moi, jusqu’à la fin de mes jours, tant que j’aurai un souffle Monsieur Faurisson, vous ne serez jamais, vous et vos pareils, que des faussaires de l’Histoire. Des faussaires de l’Histoire, et l’histoire la plus tragique qui soit, dont j’espère que l’humanité tira, elle, la leçon et gardera le souvenir ».[38]

Ce procès donnera raison à Robert Badinter qui ne sera pas inquiété. Robert Faurisson sera quant à lui condamné aux dépens. Ce procès, très médiatisé – d’autant plus avec la captation d’image -, constituera une nouvelle avancée dans la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme.

III. La procédure pénale

– Une meilleure considération de la victime

Robert Badinter était perçu, dans l’imaginaire collectif, comme l’avocat des assassins, alors que la majorité de son travail d’avocat concernait des affaires civiles et internationales. En effet, les différents procès médiatiques dans lesquels il est intervenu l’avaient étiqueté : « lutter contre la peine de mort en Cour d’assises, c’est toujours défendre des criminels odieux ».[39]

Il ne sera pas ici fait état de la fameuse « loi Badinter » du 5 juillet 1985 qui vise à favoriser l’indemnisation des victimes d’accident de la route, mais simplement des réformes pénales engagées pour favoriser le droit des victimes d’infractions pénales.

Dès 1982, un Bureau de la protection des victimes est mis en place à la Chancellerie. En parallèle, se développe un certain nombre d’associations d’aide aux victimes dans les grandes villes de France. Cette même année est mis en place un « guide du droit des victimes ». Ce document, modifié et mis à jour, est toujours disponible sur le site du ministère de la Justice.[40]

Le 8 juillet 1983, Robert Badinter fait adopter un projet de loi visant à renforcer les garanties de paiement et à améliorer les procédures d’indemnisation[41]  en permettant aux victimes d’infraction pénale d’obtenir une provision à valoir sur les indemnités prévisibles.[42] Cette loi permet également au juge pénal, dans un souci d’efficacité de la justice, en cas de relaxe ou d’acquittement, d’accorder des dommages et intérêts à la victime sur le fondement de la responsabilité civile.[43] Le texte élargit également la procédure d’indemnisation pris en charge par l’Etat, instaurée en 1977 sur l’initiative d’Olivier Guichard[44], à toutes les victimes souffrant d’atteinte à la personne. Enfin, la loi du 3 janvier 1985[45] élargit le droit des associations à se constituer partie civile, notamment par la modification des articles 2-1 et 2-3 du Code de procédure pénale et par la création d’un article 2-6 dans le même code.

Toutes ces réformes tant législatives qu’institutionnelles ont assurément mené à une meilleure prise en charge des victimes d’infractions pénales même si, encore aujourd’hui, beaucoup reste à faire sur ce sujet qui reste d’actualité.

– Les réformes institutionnelles

Ces réformes institutionnelles concernent tant la question du statut des magistrats et notamment celui du juge d’instruction et du parquet mais également la suppression des tribunaux d’exception.

La difficile question des statuts du parquet et du juge d’instruction

Dans un entretien accordé au président et au rapporteur de la Commission d’enquête sur l’indépendance de la justice, le 11 juin 2020, Robert Badinter délivre très précisément sa position sur le statut du parquet en France. A cet égard, il affirme s’être toujours opposé à une complète indépendance du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif. En effet, il se montre « très hostile à l’idée d’un grand inquisiteur, procureur général de la Nation. Ce ministre de la Justice bis exercerait le pouvoir le plus important, celui de l’action publique, tout en étant irresponsable. Je sais bien que les grands parquetiers, de tout temps, en ont rêvé, mais Dieu merci, il y a pour les grands magistrats des postes internationaux à pourvoir ! ».[46] Robert Badinter ajoutera que « l’influence de la Cour européenne a été importante à cet égard. Je pense qu’un modèle judiciaire européen unique s’imposera et que le système français complexe, mixte, cédera la place devant l’accusatoire. Certes, la jurisprudence de Strasbourg laisse encore cela en filigrane, mais la séparation entre le parquet et le siège est inévitable. […] Pour des raisons d’européanisation et de dimension internationale de la justice, le système doit aller vers un accusatoire plus marqué, avec un contrôle par le siège, celui de la chambre d’instruction. La masse du contentieux et l’augmentation des pouvoirs d’administration judiciaire du parquet poussent à cette solution. Le juge d’instruction instruit à peine 3 % des affaires, de plus en plus d’affaires s’arrêtent au niveau du parquet : autant que les choses soient claires. Nous sommes à un moment de transition, difficile, mais cette ouverture vers l’avenir est passionnante. »

La question du statut du parquet est donc intimement liée à celle du statut du juge d’instruction. À cet égard, pour des questions plus politiques que juridiques, Robert Badinter ne se montre pas favorable à chasser le juge, indépendant et impartial, de la phase précédant l’audience. En effet, « une procédure accusatoire dans laquelle les actes de l’instruction seraient conduits par des officiers de police judiciaire, dépendant pour leur carrière du ministère de l’Intérieur et agissant sous la seule autorité d’un Parquet lui-même soumis à l’autorité du garde des Sceaux »[47] ne paraissait pas une solution satisfaisante pour les libertés individuelles. C’est ici le « serpent que se mord la queue » : il n’est pas souhaitable que le parquet soit entièrement indépendant afin d’éviter une toute-puissance issue d’une irresponsabilité politique ; mais en même temps, si le parquet n’est pas indépendant, il ne semble pas possible de passer entièrement dans un modèle accusatoire.

Toutefois, les diverses affaires médiatiques mettent la lumière sur les défauts de l’instruction, notamment les pouvoirs considérables du juge d’instruction mêlés à une inexpérience régulière. Robert Badinter entreprend donc une réforme visant à mettre fin à la solitude du juge d’instruction. Le 2 décembre 1985, la loi est adoptée au Sénat.[48] Toutefois, cette réforme ne verra jamais le jour pour des raisons budgétaires. Vingt ans plus tard, l’affaire d’Outreau mettra fera ressurgir les défauts issus de la solitude du juge d’instruction. Ce nouveau « scandale judiciaire » aboutira à l’adoption d’une nouvelle loi prévoyant la collégialité de l’instruction.[49] Cette disposition n’entrera jamais en vigueur…

La suppression des tribunaux d’exception

La suppression des tribunaux d’exception figurait parmi les 110 propositions du candidat François Mitterrand lors de sa campagne. Une loi du 4 août 1981 est adoptée en vue de supprimer la Cour de sûreté de l’Etat, cette juridiction d’exception chargée de juger les personnes poursuivies pour avoir porté atteinte à la sûreté de l’Etat.[50] Dans son célèbre ouvrage Le Coup d’Etat permanent, paru en 1964, François Mitterrand estimait que la procédure tout à fait dérogatoire devant cette juridiction ne respectait pas les droits de la défense. A titre d’exemple, seuls le ministère public et le juge pouvaient relever un acte susceptible d’entraîner la nullité de l’instruction. Or, le ministère public de cette juridiction chargée de juger des infractions politiques, était hiérarchiquement soumis au ministre de la Justice, qui ne serait probablement pas favorable à entraîner la nullité d’une instruction instruite à l’encontre d’un opposant. Du côté du juge, il serait difficilement enclin à contester ses propres négligences, qui plus est lorsque ce dernier est nommé par le ministre de la Justice pour une durée de 2 ans, renouvelable. Cela porte une évidente atteinte à son indépendance. Ne pourrait-on pas suspecter ce juge de rendre des verdicts complaisants vis-à-vis de l’exécutif dans l’espoir d’obtenir une nouvelle nomination ?

C’est en 1982 que Robert Badinter s’attellera, non sans réticences de la part des armées, à supprimer les Tribunaux Permanents des forces armées en temps de paix.[51]

IV. Le droit pénal international et européen

L’un des « plus grands moment »[52] de la vie de Robert Badinter restera d’être allé à Strasbourg, le 2 octobre 1981, pour y lever les réserves qui interdisaient le droit au recours individuel, c’est-à-dire le droit pour les citoyens français de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme. Or, les diverses condamnations de la France et des autres Etats par cette juridiction, à la suite de l’exercice d’un recours individuel, ont largement contribué à l’évolution de notre droit interne, notamment en matière pénale. A cet égard, il est intéressant de relever que près de 74% des arrêts rendus contre la France conduisent à une condamnation dont près de 60% d’entre elles concerne l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, sur le droit à un procès équitable.[53] C’est donc ce recours individuel, qui est donc le fruit du travail de Robert Badinter, qui pourrait conduire à la condamnation de la France en cas d’instauration de la perpétuité réelle – prônée, rappelons-le, par Jordan Bardella.

Le passage de Robert Badinter à la Place Vendôme sera également l’occasion d’adopter une procédure établissant les conditions de transfèrement en France des français condamnés détenus à l’étranger aux anciens articles 713-1 et suivants, devenus 728-2 et suivants, du Code de procédure pénale. Cette procédure prévoit notamment que, dès son arrivée sur le sol français, le condamné soit présenté au procureur de la République territorialement compétent ou encore que la peine prononcée à l’étranger soit directement exécutoire sur le territoire national.

Enfin, Robert Badinter restera considéré comme l’un des pères intellectuels de la justice pénale internationale, notamment en ce qui concerne l’instauration du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Il contribua activement à la rédaction de l’un des trois rapports qui mena à l’adoption de la résolution n°827 du 25 mai 1993 du Conseil de sécurité de l’ONU visant à instituer un tribunal international chargé de juger les personnes suspectées d’avoir commis des violations graves au droit international humanitaire en ex-Yougoslavie. Sans jouer le rôle moteur qui était le sien pour l’instauration du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie, Robert Badinter prendra activement part aux activités de la Coalition pour la Cour pénale internationale, crée en 1995. Le 20 décembre 2001, devenu sénateur, il sera le rédacteur de la proposition de loi visant à rendre effectives en droit français les dispositions de la Convention de 1998 instituant la Cour pénale internationale.[54]

Germain KERDRAON.


[1] Président de la Commission d’arbitrage de la Conférence de paix sur la Yougoslavie de 1991 à 1993 et Président de la Cour européenne de conciliation et d’arbitrage de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe en 1995.

[2] Thèse portant sur « les conflits de lois en matière de responsabilité civile dans le droit des Etats-Unis ».

[3] Robert Badinter, 4 mars 1986.

[4] Robert Badinter, 2018, Stupéfiant ! « Victor Hugo, Ennemi d’Etat » – Dans cet entretien accordé à Léa Salamé, Robert Badinter affirme que l’influence de Victor Hugo a permis de sauver plus de têtes que n’importe quel avocat. Il estime que dans les délibérés, au XIXème siècle, toutes les consciences des jurés avaient été forgées par les œuvres de l’écrivain, tels que Les Misérables ou Le Dernier Jour d’un condamné.

[5] Formule inscrite sus une photographie de Victor Hugo présente dans le bureau de Robert Badinter.

[6] Article 59 de l’ancien Code pénal : « Les complices d’un crime ou d’un délit seront punis de la même peine que les auteurs mêmes de ce crime ou de ce délit, sauf les cas où la loi en aurait disposé autrement ».

[7] Robert Badinter, 1973, L’exécution.

[8] Article modifié par l’article 7 de la Loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Vème République.

[9] Jean Bodin, 1576, Les Six Livres de la République.

[10] Robert Badinter, 2012, conférence sur le thème de la grâce.

[11] Robert Badinter, mardi 19 janvier 2021, Libération, p.16, « Donald Trump, the killer ».

[12] Robert Badinter, 1973, L’Exécution.

[13] Robert Badinter, 2000, L’Abolition.

[14] « N’écoutez pas non plus la rumeur ignoble.  N’écoutez pas l’opinion publique qui frappe à la porte de cette salle.  Elle est une prostituée qui tire le juge par la manche, il faut la chasser de nos prétoires, car, lorsqu’elle entre par une porte, la justice sort par l’autre. Je n’ai rien à faire de l’opinion publique. Je ne suis pas un signataire de pétitions humanitaires.  Je ne suis pas un militant.  Je suis un homme.  Et en tant que tel, je hais la peine de mort.  Je ne serai jamais aux côtés de ceux qui la réclament, de ceux qui la donnent, jamais je ne serai aux côtés du guillotineur.  Et pourtant, par la voix de Monsieur l’avocat général, cette salle vient de renvoyer l’écho de la peine de mort.  Comme vous l’a dit mon confrère Jean-François Le Forsonney, nous avons frémi, nous sommes épouvantés par ce qu’on vient de demander. Il s’agit de décider si cet homme de 20 ans doit vivre ou mourir, et nous voici donc face à la vieille ennemie : la peine de mort. Et cela alors que des évènements récents nous ont fait perdre la raison. Oui, depuis un mois, depuis l’interpellation à Troyes du meurtrier présumé du petit Philippe Bertrand [Patrick Henry], notre pays a succombé à l’hystérie collective. Je vous demande de résister à ce vent de folie. Car, si vous accordiez la peine capitale, vous feriez reculer la civilisation de cinquante ans.  En donnant la mort à Ranucci, vous rouvririez les portes de la barbarie, vous grossiriez le tombereau sanglant des erreurs judiciaires, vous deviendriez bourreau, vous céderiez à la colère, à la peur, à la panique.  Mais je le sais : vous ne ferez pas cela !  Non, vous ne ferez pas cela, car Christian Ranucci est innocent du crime dont il est accusé.  Je plaide non coupable ». Plaidoirie retranscrite par Matthieu Aron, 2010, Les grandes plaidoiries des ténors du Barreau.

[15] Formule souvent reprise par Robert Badinter et issue du discours prononcé par Victor Hugo le 15 septembre 1848.

[16] François Mitterrand, 1981, Cartes sur table.

[17] Ce discours a été écrit dans la commune finistérienne de Doëlan, en Bretagne.

[18] Lien vidéo : https://youtu.be/waM7DsuhX28 .

[19] Jordan Bardella, 12 février 2024, France Info.

[20] CEDH, 13 novembre 2014, Bodein c/ France.

[21] Loi n°81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort.

[22] Conseil constitutionnel, décision n°85-188 du 22 mai 1985.

[23] Loi n° 85-1485 du 31 décembre 1985 autorisant la ratification du protocole n°6 à la convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales concernant l’abolition de la peine de mort, fait à Strasbourg le 28 avril 1983.

[24] Loi constitutionnelle n°2007-239 du 23 février 2007 relative à l’interdiction de la peine de mort.

[25] Robert Badinter, 2011, Les Epines et les Roses.

[26] Augmentations des indemnités et primes de 1980 à 1985 de 35% à 48% et 17.2% d’augmentation d’effectif en 4 ans.

[27] Robert Badinter, 2011, Les Epines et les Roses.

[28] Décret n°83-48 du 26 janvier 1983 modifiant le Code de procédure pénale (Troisième partie : décrets) en ce qui concerne la détention : détention provisoire, dossier du détenu, isolement, visites, courrier, maintien des liens familiaux, sorties et entrées, semi-liberté, transferts, sécurité et police intérieure, service social, médecine, hygiène, assistance morale et éducative, gestion des biens, commission de surveillance, conseil supérieur de l’administration pénitentiaire, comité consultatif de la liberté conditionnelle.

[29] Les unités expérimentales de visite familiale sont lancées le 29 septembre 2003 par Dominique Perben, Ministre de la Justice. Néanmoins, en 2015, seuls 28 établissements sur 188 étaient pourvus de telles unités. A défaut, « il fut suggéré aux personnels de n’exercer qu’une surveillance distante et discrète sur ce qui advenait dans un parloir quand la porte était refermée » exprimait Robert Badinter en 2011. Cette solution, on ne peut plus insatisfaisante, est très probablement toujours pratiquée dans un grand nombre d’établissements dépourvus d’infrastructures nécessaires à l’accueil des familles.

[30] Article 9 de la loi n°84-576 du 9 juillet 1984 tendant à renforcer les droits des personnes en matière de placement en détention provisoire et d’exécution d’un mandat de justice.

[31] Cf. article 145-1 ancien du Code de procédure pénale.

[32] Loi n°744 du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal.

[33] Ordonnance n°45-190 du 8 février 1945 complète l’article 331 du Code pénal par un alinéa 3 concernant la corruption des mineurs de moins de 21 ans punie d’un emprisonnement de 6 mois à 3 ans et d’une amende de 200 à 50 000 FRs.

[34] Conseil constitutionnel, décision n°80-125 du 19 décembre 1980.

[35] Des exceptions sont néanmoins prévues au dernier alinéa dudit article.

[36] Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Si les faits sont commis de manière non publique, l’incrimination se trouve aux articles R.625-7, R.622-8 et R.625-8-1 du Code pénal.

[37] Robert Badinter, 2011, Les Epines et les Roses.

[38] Procès Badinter-Faurisson, TGI Paris du 12 mars au 27 mai 2007 : https://player.vimeo.com/video/252163152 .

[39] Robert Badinter, 2011, Les Epines et les Roses.

[40] https://www.justice.gouv.fr/documentation/ressources/guide-droits-victimes .

[41] Loi n°83-608 du 8 juillet 1983 renforçant la protection des victimes d’infraction.

[42] Cf. article 5-1 du Code de procédure pénale.

[43] Cf. article 470-1 du Code de procédure pénale.

[44] Loi n°77-5 du 3 janvier 1977 garantissant l’indemnisation de certaines victimes de dommages corporels résultant d’une infraction.

[45] Loi n° 85-10 du 3 janvier 1985 portant diverses dispositions d’ordre social.

[46] « Justice : la leçon de Robert Badinter aux députés », 17 septembre 2020, Dalloz actualité.

[47] Ibid.

[48] Loi n°85-1303 du 10 décembre 1985 portant réforme de la procédure d’instruction en matière pénale.

[49] Loi n°2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale.

[50] Loi 81-736 du 4 oût 1981 portant suppression de la Cour de sûreté de l’Etat.

[51] Loi n°82-621 relative à la suppression des Tribunaux Permanents des forces armées en temps de paix.

[52] Robert Badinter, 5 mai 2017, C à vous.

[53] La CEDH et la France en fats et en chiffres, 2023.

[54] Cette proposition sera adoptée en première lecture dans chacune des assemblées et donnera lieu à la promulgation, le 27 février 2002, de la loi n°2002-268 relative à la coopération avec la Cour pénale internationale.

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