Tribune sur la nécessité d’une procédure d’agrément indépendante de toutes considérations politiques, de quelques horizons qu’elles soient.

La corruption se définie comme l’action de soudoyer quelqu’un, de pervertir, d’altérer[1]. Elle constitue, fondamentalement, un abus. Plus largement, le terme « corruption » renvoie à toutes les atteintes à la probité[2]. Cela englobe donc des infractions autres que la corruption, telles que le trafic d’influence[3], le détournement de bien public[4], la prise illégale d’intérêts[5]… Couramment, cela constitue la délinquance d’affaires, autrement dit la criminalité en « col blanc ».

Ces infractions sont, par nature, liées à la politique; c’est dans leur essence. Elles incriminent les maux de personnes ayant accès ou pouvant avoir accès, à un moment T, à du pouvoir et/ou de l’argent ou plus de pouvoir et/ou encore plus d’argent[6] à raison de leur statut.

Depuis longtemps déjà, la délinquance d’affaires semble être plus acceptable; ainsi sa pénalité pose problème. D’ailleurs, la prison exclurait certaine forme de délinquance, et notamment la délinquance d’affaires ; c’est ce qu’évoquait Michel Foucault lorsqu’il parlait de « gestion différentielle des illégalismes »[7] dans les années 80.

Pour assurer la répression de cette criminalité en col blanc, les associations vont jouer un rôle primordial. Effectivement, une association, de manière générale, peut agir en justice seulement dans les cas où elle agit pour protéger l’intérêt collectif qu’elle incarne. Elle peut agir si un texte le prévoit[8] ou, à défaut de texte lui reconnaissant le droit d’agir, si elle subit un préjudice personnel et actuel.

Concrètement, lorsqu’une de ces associations a monté un dossier sur des infractions qui ont pu être commises, elle prévient le procureur de la République afin qu’il puisse mettre en route l’action publique. Cependant, le procureur n’y est pas tenu. En effet, il peut estimer qu’il n’y a pas lieu à des poursuites et classer « sans suite »[9]. La machine est bloquée.

Quelques précisions paraissent nécessaires. Le procureur de la République a un statut singulier. En effet, le procureur est soumis hiérarchiquement au ministre de la Justice[10], il n’est donc pas statutairement indépendant. De plus, en théorie, il est indépendant fonctionnellement, c’est-à-dire qu’il peut agir librement[11] ; en pratique, c’est très discutable[12]. Enfin, il n’est pas impartial : il enquête puis poursuit ; il n’est pas un tiers à la procédure mais bien une partie.

Finalement, le procureur serait libre dans sa fonction judiciaire, pas dans sa fonction politique ; mais n’est-ce pas un problème, notamment pour cette criminalité « en col blanc » ? Cela pose d’ailleurs un problème plus général de séparations des pouvoirs.

Cependant, depuis 2013[13], une autre possibilité a été ouverte pour ces associations luttant contre la corruption. En effet, l’article 2-23 du Code de procédure pénale prévoit la possibilité pour les associations ayant pour objet la lutte contre la corruption de saisir un juge d’instruction sur un dossier qu’elles ont constitué – c’est la constitution de partie civile –. Ce droit d’agir est soumis à un agrément (en plus des conditions de recevabilité classiques citées précédemment)[14]. Pour l’obtenir, l’association doit répondre à des critères déterminés par décret[15]. Tout l’intérêt de cette nouvelle possibilité réside dans l’indépendance du juge d’instruction : celui-ci est constitutionnellement indépendant[16].

L’agrément est donc le rouage qu’il manquait à la machine.

Néanmoins, tous les trois ans, toutes les associations de lutte contre la corruption[17] doivent renouveler leur agrément ; sans lequel elles sont privées du droit d’agir et, a fortiori, privées du droit de saisir un magistrat indépendant.

L’octroi et le renouvellement de l’agrément revient au ministre de la Justice. Le pouvoir exécutif décide, certes eu égard à des motifs légaux, mais il reste celui qui prend la décision. La procédure peut donc être instrumentalisée – dans le bon comme dans le mauvais sens – par le pouvoir politique; l’action de ces associations est donc étroitement liée au bon vouloir des gouvernements successifs. Les turbulences autour du renouvellement – puis du retrait[18] – de l’agrément d’Anticor en sont une illustration.

Anticor a pourtant prouvé son efficacité et ne manquait pas d’activité dans la lutte contre la corruption. Pour ne citer qu’un exemple récent, cette association a porté l’affaire de prise illégale d’intérêts du garde des sceaux actuel, M. Dupond Moretti, devant la Cour de la justice de la République[19].

Cet agrément est une des clés de cette lutte efficace contre la corruption. Lutter contre devrait être le combat de tous. En effet, qu’en est-il lorsqu’elle dérègle les règles d’attributions des marchés publics et agit directement sur la vie collective ? Lorsqu’elle fonde les relations de nos gouvernants ?[20] La corruption met à mal notre démocratie ; et nous en sommes conscients[21].

Cet agrément, condition de l’effectivité de la compétence des associations, se doit d’être donné par une autorité indépendante. Son octroi et son renouvellement doivent être épuré de toutes considérations politiques. Alors, cela peut être la HATVP[22] ou tout autre autorité administrative indépendante, quoi qu’il en soit, il est nécessaire de rendre indépendante cette procédure.

Emilie MARTI.


[1] Résister à la corruption, Tracts, n°36, Éric Alt et Élise Van Beneden.

[2] La probité est ce qui touche à la droiture de l’esprit, cela fait référence à des qualités morales notamment à la loyauté et au respect des règles de justice.

[3] Le trafic d’influence regroupe toujours trois personnes : une personne qui use de son influence à l’égard d’une autre personne – l’intermédiaire – pour obtenir quelque chose d’une autre.

[4] Le détournement de bien public est constitué dès lors qu’un agent public détourne un bien qui lui a été remis à raison de sa qualité d’agent public.

[5] La prise illégale d’intérêt est le fait, pour un agent public, de prendre, recevoir, conserver un intérêt dont il a la charge d’assurer la surveillance.

[6] Dans Pierre Laval, Renaud Meltz met en exergue comment l’argent appelle le pouvoir, comment le pouvoir appelle l’argent ; et, qu’au milieu, la corruption s’installe aisément.

[7] Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975, Gallimard.

[8] Articles 2-1 et suivants du Code de procédure pénale.

[9] Article 40-1 CPP, c’est « l’opportunité des poursuites ».

[10] Article 20 de la Constitution « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », il le fait en élaborant des lois et des circulaires générales. Le juge constitutionnel estime que cela inclut l’action publique dans sa décision n°2004-492 DC du 2 mars 2004.

[11] Fin des « instructions individuelles » du ministre de la Justice au procureur depuis 2013, article 31 CPP « respect impartialité », article 39-3 CPP « libre » de poursuivre.

[12] En effet, il existe tout de même des remontées d’informations sur les dossiers. De plus, la loi du 24 janvier 2023 « LOPMI » a procédé à une unification des unités de police au sein d’une seule direction : le service départemental, il existe donc une relation étroite avec le préfet, organe déconcentré de l’État.

[13] Loi n°2013-1117du 6 décembre 2013, article Ier.

[14] Seuls deux groupes d’associations nécessitent d’être agrémentés pour que leur soit reconnu un droit d’agir : les associations luttant contre la corruption et celles ayant pour but l’étude et la protection du patrimoine (art. 2-21 CPP).

[15] Décret n°2014-327 du 12 mars 2014, article Ier.

[16] Article 66 de la Constitution.

[17] Il y a – avait – 3 associations agrémentées dans cet objet-là : Anticor – qui n’est plus agrémentée depuis novembre 2023 – Sherpa et Transparency International.

[18] L’annulation de l’agrément d’Anticor a été confirmé par la Cour administrative d’appel de Paris par décision du 16 novembre 2023.

[19] Ce qui donnera lieu à une décision inédite tant elle vide l’infraction de prise illégale d’intérêt de sa substance, voir article https://www.leclubdesjuristes.com/en-bref/eric-dupond-moretti-relaxe-3752/

[20] Près de 9 Français sur 10 estiment que les personnes exerçant des responsabilités sont « corrompues pour une grande partie d’entre elles », selon un sondage Harris Interactive réalisée Transparency International France et la Fondation Jean Jaurès à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre la corruption, qui vaut ce qu’il vaut…

[21] En 2022, lors de la campagne présidentielle, Radio France a demandé aux citoyens (environ un million ont répondu) d’initier un programme de « priorités », la première des douze sera « garantir l’exemplarité des responsables politiques et limiter leurs avantages ».

[22] « La lutte contre la corruption doit constituer une priorité et nécessite une tolérance zéro. Il serait plus sain pour notre démocratie que ce ne soit pas le gouvernement qui statue sur les demandes d’agrément mais une autorité administrative indépendante comme la HATVP » François Molins, ancien procureur près la cour de Cassation.

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